• Chapitre 2

    Le début de toute mon aventure... et pas la plus reposante.

    Journal n° 1 

    « Le soleil brille haut dans le ciel et Marnan pointe à peine le bout de son nez : c'est merveilleux ! À peine sortie du lit, je m'habille prestement de ma veste prune et de mes bottes d'aventurière noires. Que dirait Matrone Kerla si elle me voyait habillée ainsi ? Je m'en fiche ! Cette bonne vieille femme, tout droit sortie des ouvrages d'oncle Zérontis, est en voyage d'affaire. Je peux enfin échapper aux robes de mousseline fine pour les troquer contre mes habits qui feraient pâlir d'horreur mes mentors. Que la vie peut être belle parfois !

    Je me précipite à la fenêtre et dévore du regard le paysage. Les rues de pavés se laissent tranquillement envahir par la végétation, quoique dénudée de feuillage en ce début de période glaciale. Quelques filets de fumée s'échappent des cheminées, s'élevant vers le ciel pour le chatouiller de leurs bras de vapeur. Malgré ces semblants d'activité, tout est en pause. Le peu d'habitants que je peux voir dehors se précipitent dans leur maisons pour échapper à la bise marnienne. Moi, je l'aime bien ce vent du Nord. D'ailleurs il m'accueille de son souffle glacé. Je ris à la perspective de cette merveilleuse journée.

    Plus je regarde le monde du dehors, plus je me dis que Matrone Kerla a faux. Les habitants du Château ne sont pas si différents de ceux qui restent dans leur foyer en contrebas. Je le sais suffisamment pour traiter d'idiots les nobles qui ont cette attitude si hautaine et cette assurance à me faire vomir. Leur ouvrir les yeux s'avère plus compliqué que je ne le pensais au départ, surtout quand ses parents sont le Roi et la Reine.

    Je me tourne pour observer ma chambre. Un lit à baldaquin recouvert de vernis blanc et or, des rideaux de soie noire, un plafond plus haut que de raison… Tout ça je ne le mérite pas. Je ne suis pas de sang royal, pas plus que celui de noble j'en suis presque certaine. Les regards de travers, les moues désapprobatrices et les murmures dans le dos. Tous ces petits indices qui me font penser que mes parents biologiques étaient des fermiers ( Je n'ai absolument rien contre ces derniers. Pouvoir vivre sa vie comme bon lui semble même si c'est dur, ça doit être le paradis !). Je ne sais absolument rien. Autant essayer de nager dans de la mélasse, ce serait déjà plus facile que de glaner des informations sur mes origines. Bien sûr, personne ne me cache mon adoption. Le Roi et la Reine me l'ont annoncé à mes cinq ans. C'était plus qu'un choc pour moi, je me suis enfuie dans la Forêt Sombre et… et j'ai un blanc. Ce qui me reste de cette fin de journée ce sont juste les gentilles attentions de mes parents quand je suis rentrée au Château en pleurs. Bon, en même temps c'était un peu leur faute : annoncer une telle nouvelle à une enfant de cinq ans c'était pas l'idée du siècle. Ce jour-là, j'avais un peu dépassé les bornes en lâchant Sirul dans les cuisines royales. Mon pauvre petit dragonnet a été envoyé je ne sais où après cet incident. Cette simple bêtise a suffit pour que le Roi crache le morceau, le visage un peu cramoisi.

    C'est vrai, maintenant que j'y pense, je ne les ai jamais appelé Papa et Maman. J'en ai le droit, tout comme mon frère Harion qui, lui, ne se gêne pas pour les familiarités avec ses vrais parents. Ce n'est pas comme s'ils étaient distants, froids et disciplinaires avec moi. C'est même tout le contraire. Ils sont aux petits soins, un peu trop à mon avis. Difficile de s'éclipser du Château si trois nounous me courent après. Oui, trois nounous. Je ne trouve pas d'autres mots qui ne blessent pas trop pour décrire mon frère. Je dirais même qu'il est…

    Toc toc !

    – Solfiana ? Tu es réveillée ?

    Ah, quand on parle du loup.

    – Tu peux rentrer Harionounet.

    La massive porte de chêne s'écarte un peu pour laisser entrer un garçon un peu chétif. Une tunique crème légèrement tâchée par endroits de vert, une veste aux bordures menthes et aux fins motifs dorés et un sac rempli à craquer d'herbes médicinales. À défaut d'être musclé, Harion compense avec sa grosse tête et ses fioles remplies de potion de guérison qui tintent presque à chacun de ses mouvements comme des carillons. Si je ne m'attarde que sur ses vêtements, c'est juste parce que regarder le reste me rend malade. Pas qu'il soit une bête au visage terrifiant, loin de là. C'est juste que ça me fait sentir comme une étrangère. Rien qu'à regarder ses cheveux en bataille couleur herbe et son teint Blanche-Neige on voit tout de suite qu'on n'est pas de la même famille. Mais, ce n'est pas pour autant que je ne l'aime pas.

    Harion regarde ma tenue avec une moue peu convaincue par ma décision, mais il ne fait aucun commentaire dessus. Il tripote les boutons de son veston, un tic qui trahi sa gêne.

    – Ne m'appelle pas « Harionounet », je te l'ai déjà dit, dit-il sans trop de conviction.

    – Oh, arrête ton cinéma. Tu adores ce surnom !

    – Même pas, ronchonne-t-il.

    Je souris de toutes mes dents avant de me rapprocher de lui pour ébouriffer ses cheveux. Mon frère me répond avec un sourire timide au coin des lèvres qui en ferait craquer plus d'une. J'adore quand il se sent gêner. Encore plus quand il évite mon regard. Dommage que, quand Harion est comme ça, c'est pour m'annoncer une mauvaise nouvelle, du moins, pour moi.

    – Aller, crache le morceau.

    Je donne un petit coup dans ces côtes… pour le regretter tout de suite. Une quinte de toux le prend violemment, le pliant presque en deux. Mon cœur se serre en pensant que c'est de ma faute. Une fois sa crise finie, les joues rouges et le regard un peu hagard, il se tourne vers moi. Que suis-je bête d'oublier sa constitution fragile parfois !

    – Harion, je…

    Mon frère lève une main pour m'arrêter. Je ferme ma bouche et le regarde chercher activement dans sa besace, laissant tomber par grappe des feuilles ou des fleurs sur le sol de marbre noir. Je ne dis rien quand il en sort finalement une petite fiole en forme de goutte avec un liquide argenté à l'intérieur, luisant d'un éclat froid. Malgré moi, mes sourcils se froncent. Les potions argentées sont d'une rareté parce que, pour avoir l'effet voulu, il faut que la couleur soit pure. Mais ce n'est pas ça qui me chiffonne le plus. Pour une fois, je ne l'ai pas frappé trop fort et Harion utilise déjà de la « magie » pour réduire ses sensations physiques. Une fois n'est pas coutume, je garde ma langue rangée et le regarde avaler le précieux liquide. Puis, il me fixe à nouveau, l'esprit un peu plus clair.

    – Tu sais ce qui va arriver quand l'effet se dissipera… lui dis-je d'une voix plus tendue que je ne le voudrais.

    – Oui.

    – Ce n'était pas une question.

    Il s'empourpre légèrement, mais cette légère confusion ne l'empêche de se racler la gorge. Je sens d'ici la catastrophe.

    – Hum, Papa m'a demandé de venir te dire que les essayages vont bientôt commencer.

    Un rire nerveux s'échappe malgré lui. Autant que moi, Harion n'apprécie vraiment pas les périodes de bals où il faut toujours passer par la case garde-robe. Presque inconsciemment, je me frotte les bras : les souvenirs des épingles et des aiguilles transperçant le fin tissu et éraflant ma peau au passage sont loin d'être les meilleurs. Rester des heures immobiles pour que des couturières et couturiers, particulièrement perfectionnistes, tournent autour de moi est une véritable torture. Et dire que je pourrais courir dans les rues, un nuage blanc sortant de ma bouche, croquer dans un pain à peine sorti du four des frères Ravières ou même sentir le délicat parfum d'un bouquet de mon amie Caramel. Me voilà bien embêtée : enfermée dans une salle avec pour compagnie réprimandes et petites piqûres de rappel des bonnes manières.

    – Bon, tu m'accompagnes à la Tour aujourd'hui ? demande Harion, un petit sourire désolé aux lèvres.

    – Non, je pense que je vais sortir prendre l'air.

    – Ah...

    Une lueur d'inquiétude traverse son regard, mais je fais comme si de rien n'était. Après tout, il se fait peur inutilement en imaginant ce qui pourrais m'arriver une fois dehors. Peut-être que lui n'a pas remarqué, mais, dès un pied posé sur les pavés, deux soldats me prennent en filature. Moi, je fais comme si de rien n'était et préfère ne pas m'en inquiéter pendant qu'eux font leur boulot. Un parfait échange quoi. Je ne les grille pas et eux évitent de se mêler de mes affaires.

    Je lui fais un grand sourire et prends un air innocent avant d'ébouriffer une nouvelle fois ces cheveux.

    – Ne t'inquiète pas, je serais entière pour le repas de ce soir. Surtout que c'est mon plat préféré qui est à la carte.

    Un faible sourire éclaire son air sombre sans parvenir à faire disparaître complètement son expression d'inquiétude vis-à-vis de moi.

    Nous sortons tous deux de la chambre et nous nous saluons timidement de la main en nous séparant dès la porte franchie. D'habitude, j'adore l'accompagner à la Tour pour concocter des potions, mais, comme une séance d'essayages se profile à l'horizon, je préfère voir un peu le monde avant de m'enfermer une nouvelle fois derrière deux lourdes portes de bois.

    Le Château est surmonté de quatre Tours, toutes rivalisant d'élégance s'élançant vers les cieux. Il est même difficile de voir les tuiles qui ornent leur toit. Moi, je sais qu'elles sont d'un beau bleu azur parsemées de drôles de tâches blanches. Se balader juste au-dessus du vide est une expérience grisante et véritablement extraordinaire que j'ai vécue plus d'une fois. Surtout quand j'arrive à fausser compagnie à Matrone Kerla. Malheureusement, c'est même rare que je puisse échapper aux jupons de soie et au sourire ironique de mon impitoyable enseignante. Hormis ses tours d'une splendeur innée, sa muraille en arc de pierre blanche, qui entoure la cité d'Agantia, force le respect de par sa réputation d'impénétrable et de par son ancienneté. Elle entoure, d'une étreinte protectrice, les foyers, leur promettant une sécurité contre les dangers qui les menacent à l'extérieur de ces remparts. C'est aussi le seul endroit que j'ai toujours connu.

    Si le Château inspire un sentiment de profonde sécurité, l'obscure forêt qui l'entoure s'en retrouve presque étrangère à cette terre. Tout, même de jour, reste sombre et lugubre sous les ramures des Corne-Brumes. La Forêt Sombre est infestée de ces arbres dotés d'une conscience propre dont le comportement est aussi problématique que leurs fruits. Des petites sphères bleutées luminescentes qui se perdent dans leurs feuilles bleues nuit, rendant fou quiconque croque dedans. Si les Corne-Brumes sont un problèmes des plus incontrôlables, les spectres qui y habitent sont un danger tout aussi redoutable. Des esprits malins qui sèment la zizanie dans l'esprit des marchands venus installer leur étal pour les solstices.

    Je réprime ma terrible envie de visiter cette forêt tant redoutée. Ce serait idiot de ma part de m'aventurer dans tel lieu sous la surveillance de mes supers nanny. Surtout qu'ils vont le dire à mes parents si je fais des bêtises dans leur dos.

    D'un pas décidé, je traverse l'immense couloir. Le silence règne, ça en est même étrange. D'habitude, le Château bourdonne d'activité et…

    Je me fige. L'écho de ce son résonne encore dans mes oreilles, bourdonnement noyant mon cerveau dans un océan d'angoisse. Un son clair, vif, tranchant l'air impitoyablement. Une lame éraflant les bords de son fourreau, il n'y a pas de doute. Un vague goût de vomi envahit ma bouche. J'ai pourtant l'habitude d'entendre ce son lorsque les Chevaliers dégainent leur arme pour saluer les souverains, pourtant celui-ci me rend malade. Aucun de ces guerriers n'oseraient enfreindre le règlement en sortant sa lame de son fourreau dans l'enceinte du Château sans qu'il y ait de danger, même les entraînements à l'épée sont interdits ici. Je me tiens juste à côté de la pièce d'où venait ce son. La porte est fine, je le sais (quand on veut s'éclipser tranquillement, il est important de savoir où sont les endroits où on risque de se faire repérer). J'hésite à reprendre mon chemin.

    – Il faut commencer l'opération ! crie une voix.

    – Pas si fort crétin !

    Silence.

    Même de l'autre côté de la porte, je peux sentir la tension qui règne dans la pièce. Une voix fluette de femme et une autre masculine ponctuée par des inspirations sifflantes. Un souvenir chatouille ma conscience mais impossible de l'attraper. Ces voix ne me sont pas inconnues, j'en suis sûre. Presque contre ma volonté, je colle mon oreille contre le battant, mon cœur tambourinant dans sa cage de côtes.

    – Range cette lame, tu vas finir par blesser quelqu'un ! C'est bien nécessaire au moins ?

    – Bien sûr. Tu seras heureux de l'avoir en ta possession quand on passera à l'action.

    – Tu… tu ne devrais pas parler de ça ici ! Si quelqu'un nous surprend…

    – Personne ne va nous surprendre pour la simple et bonne raison que ces écervelés sont occupés à passer un examen sanitaire sous le contrôle de mon bras droit. Le rat de bibliothèque doit être enfermé dans sa Tour et Blondie se balader dehors sous la surveillance de nos complices. Ce n'est qu'une question de temps avant que cette mascarade prenne fin.

    – Tout de même, pourquoi c'est moi qui m'occupe de la partie la plus dangereuse ?

    Un grognement me parvient jusqu'aux oreilles. La femme ne semble pas de bonne humeur. Je fronce les sourcils. Une drôle d'odeur flotte dans les alentours. Une odeur un peu métallique.

    – Estime-toi heureux que tu ne sois pas à sa place plutôt. Je n'aime pas qu'on me déçoive et encore moins qu'on discute mes ordres, dit-elle d'une voix menaçante. Maintenant, tu vas être gentil et…

    Je n'entends pas la suite. Le contenu de mon estomac remonte et menace de finir sur le sol. Je le ravale difficilement et serre les dents pour ne pas crier d'effroi. Devant moi, sous le minuscule espace entre la porte et le sol, grandit une flaque de sang frais. »

    Chapitre 1Chapitre 3


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