• Chapitre 1

    Je m'appelle Airy… Je m'appelle Airy…

    Ce nom sonne faux. Suis-je vraiment cette fille ? Un frisson me répond. Je ne suis pas Airy… je suis sa pâle copie.

    Je marche dans les ruelles d'Agantia. Ces lieux sont sales. Ça ne me dérange pas. Je n'ai presque plus de goûts, plus aucun plaisir à être en vie. Alors, un peu de crasse ne me fait ni chaud ni froid. Je manque de trébucher. Mon corps s'arrête tout seul. Je ne peux que baisser la tête. La vie qui coule dans mes veines, je ne la mérite pas… je ne la désire pas. Vieillir n'a aucun sens pour moi. Vieillir ? Pour quoi faire ? Mon existence n'a déjà aucun sens. Quelques années de plus ou du moins ne changent en rien à ce que je suis… une Ombreuse.

    Un éclat brillant attire mon attention. Je relève timidement ma tête. Je me fais face. Dans cette ruelle crasseuse, un miroir brisé se tient devant moi. Je ne peux m'empêcher de scruter mon corps. Frêle. Fragile. Faible. Ce sont les mots qui me viennent à l'esprit en voyant ce que je suis à l'extérieur. À l'intérieur, je ne suis rien. Une coquille vide, une carcasse au porte de la mort qui réclame son exécution. Vivre ? Pour trouver quoi ? L'amour peut-être ? Ce n'est qu'une sadique blague. Il t'attrape, t'enlace tendrement. Un vrai paradis ! Avant de faire tomber son masque. Il te brise, te broie pour te faire souffrir. Le bonheur alors. Une vilaine plaisanterie oui ! Tu auras beau t'en enivrer, le serrer de toutes tes forces, il finira toujours par s'enfuir pour un autre. Il t'abandonne aussi vite qu'il ne te trouve. Éphémères, certains diront. Cruels pour moi. Malgré moi, une larme perle. Ces deux choses sont arrivés dans ma vie… aussi vite qu'elles sont parties. Soudain, une douleur se réveille au niveau de mon cœur. Mon corps se plie en deux. Une force comprime mes poumons. Pourtant… pourtant il n'y a rien… rien que je puisse enlever. Ma vue tangue. J'ai… j'ai l'impression que la ruelle se rétrécit. Les… les murs deviennent… immenses. La force... me manque... pour respirer. Je tombe à genoux. Mes poumons brûlent. C'est… comme si des griffes les lacèrent... les dépècent… Je… je… il me faut de l'air ! D'un coup, la pression sur ma poitrine disparaît. L'air s'infiltre à nouveau. Petit à petit, mon souffle revient. Avec l'aide bienvenue du mur, je me relève. Le sol tangue encore un peu, mais c'est supportable. Mes genoux saignent, mais ce n'est rien. Bientôt, cette douleur n'existera plus… comme toutes les autres. Pourtant… je place ma main sur mon cœur. Son doux battement régulier me rassure. Ce n'est qu'un moment de répit heureusement, une petite pause dans l'infernale montagne-russe de ma vie. Mes crises deviennent de plus en plus fréquentes, plus intenables. Résister paraît si vain face au dénouement inéluctable de cette histoire.

    Lentement, je reprends ma marche. Il n'y a que le silence pour m'accompagner. Ni chat noir, ni corbeau pour égayer mon trajet. Elle est bien triste ma ruelle. Enfin, qu'est-ce qui ne l'est pas dans ce bas monde ? Les fêtes les plus joyeuses cachent toujours un visage haineux, un cœur désespéré. Quelqu'un me parle d'une naissance ? Laissez-moi rire ! Un joli nourrisson pour mille souffrances, la belle affaire. Si ça n'avait tenu qu'à moi, je ne serais jamais née.

    Un rai de lumière apparaît devant moi. Ma progression ralentit juste en face du trou. Voilà bien des années qu'un bout du mur d'enceinte s'est effondrée. Fameux mur qui est censé être éternel, soit dit en passant. Pourtant… pourtant, aussi absurde soit mon geste, je tends ma main vers les soleils couchant. Un peu de leur chaleur caresse ma main avant de disparaître pour la nuit. Peut-être un dernier cadeau avant que je ne mette un pied dans ma tombe… ou un signe d'espoir pour l'avenir. Je secoue la tête. Ce n'est pas le moment d'espérer, il est bien trop tard pour ça.

    Dans un morbide silence, ma progression continue. Pas une mouche ne vole en ma présence. Après tout, qui voudrais d'une âme damnée pour compagnie ? Certainement pas ces gratins de la noblesse qui raclent tout ce dont les pauvres ont besoin ! Ils n'apportent strictement rien à ce monde à part une avide envie de briller. Perruques blanches et jupons satinées, je vous hais de toute mon âme ! Coiffures haut perchées et semelles à prix d'or, je vous piétinerais bien si je le pouvais. Bijoux en diamants et ricanements, je les ferais bien avaler à leur propriétaire. Toutes vos minauderies et vos atours faussement somptueux n'apportent aucune beauté à ce monde. Je vous hais, vous, bourreau de ma vie !

    Je ravale mon excès de rage. Inutile de m'échauffer l'esprit pour des broutilles. De toutes façons, je suis arrivée à destination. Maison serait un bien grand mot pour les quatre murets et la planche de bois qui se tiennent devant moi. Même pas un petit bout de verre pour faire office de fenêtre. Cela fait… cinq ans que j'habite dans ce palais impérial. Un service repas moins vingt étoiles, qui se résume à quelques croûtons de pain et des morceaux de viande desséchés, compris dans la note de ce majestueux palace, ne dépasse pas l'incroyable somme de zéro. Pour la modeste et pauvre fille des champs que je suis, c'est déjà plutôt bien comme logis. Je se suis sûre que les nobles s'en mordent les doigts ! Je m'approche de la porte et la tire doucement vers moi. La planche de bois gémit. Elle n'a pas l'air très solide, c'est vrai, mais même un centaure ne saurait la briser. Ici, dans ces ruelles sinueuses et traîtresses, il est important de savoir se protéger.

    Tout est sombre à l'intérieur. Hormis la fine ligne du crépuscule dessous la porte, rien n'illumine la pièce. Dans ce coin perdu de la puissante Agantia, un quartier aussi appauvri comme celui-ci ne connaît pas l'électro-magie. Aucune lampe, aucune lumière, les habitants sont contraints de vivre dans l'ombre. Néanmoins, certaines rumeurs courent comme quoi un programme d'assainissement est prévu pour les mendiants de la Ruewa. Ah ! Laissez-moi rire ! Voilà bien des décennies, voire des siècles, que cette partie du royaume sombre lentement dans le marais de la pauvreté. La vase est visible sur chaque mur de chaque rue. Que ce soit du sang, marque de l'impitoyable règle du survivant qui règne ici, ou l'étrange silence, requiem pour les morts passées ou futures de ces coupe-gorges. Lentement, mais sûrement, la puanteur de ces lieux se répand dans les rues somptueuses d'à côté, ouvrant enfin les yeux aux ignorants qui ne connaissent pas la Ruewa. Voilà bien un mot qu'on pourrait rajouter au dictionnaire. Si Agantia est l'image de la paix et de la prospérité, la Ruewa en est sa face cachée. Comme Ombra est la mienne… Je ferais mieux de ne pas y penser.

    Je plonge ma main dans une de mes poches. Mes doigts en ressortent avec un ridicule bout de bougie pas plus grande que mon petit doigt. C'est la plus longue que j'ai pu trouver dans les poubelles, mais ça fera largement l'affaire. Avec l'une de mes dernières allumettes, j'allume la mèche. Une douce lumière éclaire les ombres qui hantent ma demeure. Je les regarde pendant un instant, hypnotisée par leur ballet qui m'est familier. Elles dansent, elles tressautent, elles rient. Un sourire toujours dément sur leur visage… Je m'arrache à ma contemplation. Inutile de me rappeler ma nature profonde. Sans cérémonie ni rien avaler, je m'allonge dans un coin de la pièce sur de la paille, la bougie posée non-loin de moi. Elle n'est pas très fraîche, mais… j'ai l'habitude. Ici, à la Ruewa, il ne faut pas être exigent. Après tout, nous ne sommes pas des rois !

    Ah ah ah ! Regardez-la qui s'apitoie sur son sort !

    Des ricanements emplissent la pièce. Je ne dis rien. Depuis le temps, je suis habituée. Être un Ombreur c'est être condamné à les écouter parler. Je pourrais les défier, les chasser, mais… je suis trop faible et lâche pour le faire. Et même si je trouvais la force de le faire, elles reviendront toujours pour me harceler. Si seulement je n'étais pas obligée de me cacher, ce serait plus agréable. Je vous hais saleté d'aristocrates !

    Le talent d'Ombreur est rare. Moi, je devrais être heureuse d'être l'une des chanceuses à posséder ce don naturel ? Oui, oui je le suis vraiment… Enfin, si seulement déclarer cette merveilleuse nouvelle ne signait pas mon arrêt de mort. C'est une réalité que personne n'ignore. Posséder le pouvoir de maîtriser les ombres est aussi mortel que dangereux mentalement. En réalité, ce ne sont pas simplement des tâches obscures qui vous suivent partout, c'est votre face cachée. Elles connaissent tous vos secrets, elles sont tout ce qui est sombre en vous, elles sont vous. Les maîtriser c'est presque avoir un droit de vie ou de mort sur leur alter ego. Malheureusement pour moi, ce talent est extrêmement recherché par les Chevaliers comme par une sombre secte. Tout le monde sait que quelque chose se trame, qu'Agantia sera la première victime d'une nouvelle menace. Et j'en suis la pièce maîtresse. Je me tourne vers le mur. Dès le moment où ce talent se déclenche, toutes les ombres deviennent vivantes… Elles deviennent des personnes à part entière. La mienne… Ombra a pris son indépendance. C'est finalement peut-être mieux ainsi. Quand je disparaîtrai, il restera au moins un peu de moi dans ce monde.

    Le temps passe. Peu à peu, plus aucun son ne dérange la silencieuse Nuit. Mon esprit se calme. Je ne pense presque plus à tous mes problèmes. Mes pensées filent. Elles s'enfuient au loin, laissant un vide rassurant dans leur sillage. Un bref sentiment de paix m'envahit. Je sombre enfin dans le sommeil, dans une profonde torpeur.